(Première publication: ancien blog bjhworld.lesdemocrates.fr)
1794, LE CHANT DU DEPART: QUAND LES DEPUTES ETAIENT LES DIEUX DE LA NATION
2009/04/21par Bernard Henry
Il y a peut-être des gens qui en rêvent, mais moi, franchement, dans la France d’aujourd’hui, je n’aimerais pas du tout être un député. A l’automne 2007, lorsque le Gouvernement s’est attaqué aux régimes spéciaux de retraite, il a demandé aux parlementaires de «faire un effort» comme tout le monde, et, allez savoir pourquoi, cela a fait réagir les élus de l’Assemblée Nationale, cette institution qui représente historiquement la démocratie en France. Aujourd’hui, c’est l’absentéisme des députés de ce Palais-Bourbon où ils ont pourtant été élus pour siéger qui est montré du doigt. Est-ce là du contrôle démocratique ou voyons-nous resurgir quelques démons poujadistes mal exorcisés, ceux de l’antiparlementarisme qui avait été le carburant de l’extrême droite immédiatement avant et après l’Occupation, celui-là même qui mouvait les ennemis de la République le 13 mai 1958, lorsqu’ils ont failli reconquérir ce que la fin du Régime de Vichy leur avait pris? En France, le problème, c’est que le premier n’est jamais tout à fait exempt des seconds, ce que la tradition des chansonniers, toujours prêts à critiquer ces députés qui s’engueulent tout le temps et ne savent jamais ce qu’ils veulent, n’est pas la dernière à prouver.
Alors, pour cette affaire d’absentéisme, il y a bien sûr du pour et du contre. D’aucuns affirmeront que les députés ont besoin d’être proches de leurs électeurs, donc présents dans leur circonscription, et que, s’ils y manquaient, cela leur serait reproché. Vrai. D’autres ajouteront que, souvent, un député occupe une fonction supplémentaire, au niveau local, départemental ou régional, et que, là encore, l’on lui en voudrait de délaisser ce poste de proximité au profit des seuls arcanes du pouvoir à Paris. Vrai là aussi. Enfin, nous dira-t-on, que doit faire un député qui n’a pas totalement renoncé à son activité professionnelle? Etre présent à l’Assemblée dès qu’il s’impose au risque de se mettre en difficulté sur cet autre pan de sa vie? Cela tombe sous le sens. On n’est pas en Angleterre ou aux Etats-Unis où un officiel élu doit se consacrer entièrement à sa fonction.
Mais l’on pourrait aussi dire que, justement, dans ces pays anglo-saxons aux démocraties solides, on applique le principe du non-cumul des mandats, «une personne, un poste», point final; avec ce système ici en France, les députés, comme tous les autres élus, n’auraient qu’un seul siège auquel se consacrer et ne seraient donc plus retenus ailleurs. Dans le même temps, cela pourrait ouvrir la porte au danger inverse, celui de voir un député qui ne pourrait plus être que cela suivre l’exemple de certains de ses homologues britanniques qui, une fois élus, ne s’intéressent plus qu’à ce qui se passe à Londres où se prennent les décisions importantes, et qui ne retournent dans leurs circonscriptions que pour se faire réélire; leurs homologues américains, eux, sont élus pour seulement deux ans, ce qui les oblige à être, selon une formule locale, «en campagne permanente», et c’est peut-être là une chose saine pour la démocratie au bout du compte. Ou alors, le député privé de tout autre poste pourrait ne vouloir se faire élire que pour accéder le plus tôt possible à un poste supérieur – sénateur ou ministre – une fois qu’il se sera fait remarquer. L’on aurait alors l’excès inverse, celui d’un «surplus de présence» à l’Assemblée, qui transformerait le moindre débat en pugilat.
Quoi qu’il en soit, de deux maux il faut choisir le moindre, alors peut-être les sanctions proposées contre les députés absentéistes par Guy Carcassonne, membre du comité de réflexion sur la réforme des institutions, sanctions consistant en des «retenues sur salaire», sont-elles une solution intermédiaire acceptable. A condition, bien sûr, de prévoir un mécanisme d’appel qui permettrait aux parlementaires se sentant indûment punis de s’expliquer et de récupérer tout ou partie de leur dû le cas échéant.
Et pourtant … Un authentique républicain, a fortiori bon démocrate, ne peut que se sentir blessé, voire directement menacé, lorsque, sous prétexte de demander des comptes aux élus du peuple comme il est naturel dans toute démocratie, l’on en vient par trop à traiter les parlementaires en ennemis héréditaires. Que l’on en aime ou non l’idée, c’est la création d’un parlement démocratiquement élu et incarnant le peuple qui a permis à la France de devenir une république, rompant avec une tradition européenne séculaire de monarchie et créant un précédent qui allait bouleverser l’histoire du monde.
Sous la monarchie absolue voulue par Louis XIV, le roi est de droit divin et a tous les pouvoirs, l’inventeur lui-même l’ayant résumé en cette formule: «L’Etat, c’est moi». Tout se fait par le Roi, rien ne peut exister en dehors de ce principe. A l’été 1788, la situation catastrophique de la France contraint Louis XVI, monarque intelligent mais dépourvu de fermeté, à convoquer ce qui se nomme alors les Etats Généraux, assemblée élue de manière ponctuelle et où sont représentés les trois ordres en lesquels se divise alors le pays – le clergé, la noblesse et le Tiers Etat, ce dernier regroupant les roturiers, y compris les bourgeois. Elus en janvier 1789 par les seuls hommes âgés de plus de vingt-cinq ans et payant l’impôt, les députés sont convoqués pour le 1er mai. Le 5 mai à Versailles, l’Hôtel des Menus Plaisirs accueille enfin la première session des Etats Généraux, dans une salle baptisée pour la circonstance Salle des Trois Ordres, ceux-ci y étant représentés par 1139 élus.
Très vite, la noblesse et le clergé tentent de tirer la couverture à eux, leur but étant bien sûr de sauver le statu quo qui garantit leurs privilèges. Refusant de céder, le Tiers Etat fait front et affirme représenter à lui seul la Nation, rejoint en cela par des membres des deux autres ordres, dont le Marquis de La Fayette, héros de la guerre d’indépendance américaine. Les ordres éclatent, et c’est une seule assemblée qui se forme sous le nom, proposé par l’Abbé Siéyès, d’Assemblée Nationale, mettant fin de fait au pouvoir royal absolu. Furieux, Louis XVI fait fermer la Salle des Trois Ordres, obligeant les élus à se replier sur une salle de «jeu de paume», dont l’équivalent actuel serait un court de tennis en intérieur. C’est là que naît vraiment le Parlement français tel que nous le connaissons aujourd’hui; le 20 juin, les députés jurent de ne pas se séparer avant d’avoir rédigé pour le pays, fait sans précédent à l’époque, une Constitution. Se dotant ainsi du nom d’Assemblée Nationale Constituante, les députés décident qu’ils siégeront jusqu’au 3 septembre 1791 et exerceront jusque là le pouvoir législatif. Le 23 juin, Louis XVI ordonne la dispersion de l’Assemblée, mais lorsque l’ordre est intimé aux élus de quitter leur enceinte, Mirabeau déclare, et la phrase à elle seule résume tout l’esprit du parlementarisme en France: «Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes!» Sans violence, la monarchie absolue s’est transformée en monarchie constitutionnelle, la France étant désormais dirigée non plus par le seul monarque mais par des députés élus par les Français eux-mêmes.
Le 14 juillet, le peuple prend d’assaut le symbole de l’arbitraire royal – la prison de La Bastille à Paris, marquant ainsi la fin définitive de la monarchie absolue. Le 4 août, l’Assemblée Nationale vote l’abolition des privilèges, signant ainsi l’arrêt de mort des ordres, et enfin, le 26 août, elle dote la France d’un texte qui revêtira bientôt une portée universelle, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui a encore aujourd’hui valeur constitutionnelle, à savoir qu’elle est revêtue de la même autorité que la Constitution, descendante de celle dont les députés des ex-Etats Généraux avaient juré dans leur salle de sport qu’ils la donneraient à la France coûte que coûte.
Et le 3 septembre 1791, la première Constitution est en effet promulguée, qui fait de Louis XVI le «roi des Français», et non plus le roi de France, car il ne l’est plus de droit divin mais en représentation du peuple. Désormais, l’incarnation de l’Etat est la Nation, la maison commune des Français. Rallié dans un premier temps à cette constitution qui limite ses pouvoirs de manière considérable, Louis XVI va pourtant tenter en juin 1791 de gagner l’étranger, cependant que les monarchies européennes assaillent la Révolution et partir ne peut qu’être considéré comme une trahison, si le Roi et son équipage se font prendre, risque que Louis XVI ne pèse pas suffisamment. Et c’est en effet ce qui se produit, à Varennes-en-Argonne, le 21 juin, où la famille royale est arrêtée et ramenée à Paris en application d’un décret de l’Assemblée. Dès lors, les députés comprennent qu’il ne leur est plus possible de faire confiance au Roi.
Le 1er octobre 1791, l’Assemblée Nationale Législative a succédé, en vertu de la Constitution, à l’Assemblée Nationale Constituante, et le 21 septembre 1792, c’est la Convention nationale qui lui succède à son tour. Aussitôt, celle-ci proclame que «la royauté est abolie en France» et que «l’An I de la République française» commencera le lendemain. Suspendu le 10 août 1792 par l’Assemblée Nationale Législative, Louis XVI se voit donc définitivement déposé le mois suivant, privé de tous ses titres et désormais connu sous le seul nom de «Louis Capet», en référence à Hugues Capet qui avait engendré la dynastie des Capétiens. C’est ainsi que «Louis Capet» est traduit devant la Convention nationale, qui s’est elle-même instituée en tribunal, pour «conspiration contre la liberté publique et la sûreté générale de l’Etat». Déclaré coupable le 15 janvier 1793 par 707 voix sur 718 votants, il est condamné à mort trois jours plus tard et exécuté le 21 janvier Place de la Révolution, anciennement Place Louis XV et aujourd’hui Place de la Concorde.
Affirmation voulue et résolue du pouvoir populaire, le Parlement s’était fait régicide. C’était un Parlement de guerre, celui d’un peuple qui devait à présent verser son sang devant les armées étrangères pour défendre la liberté qu’il avait saisie des mains du souverain, et, dans ces circonstances, être un député était rien moins qu’un acte de guerre en soi.
A l’époque, il n’y a pas de médias. Oui, des journaux, mais une infime partie de la population sait lire. Ce que l’on veut transmettre au plus grand nombre, on doit le mettre en chanson, art populaire mêlant la musique et la poésie toutes deux inaccessibles au peuple, et la Révolution l’a bien compris. «Ah, ça ira, ça ira», «Il pleut, il pleut, bergère» sur Marie-Antoinette dite «l’Autrichienne» et ses moutons, ça chante chez les sans-culottes. Et la guerre aussi, on la chante. On pense bien sûr au Chant des Volontaires de l’Armée du Rhin, volontaires marseillais qui vont donner son nom définitif à leur hymne entraînant, devenu le nôtre, la Marseillaise. Mais les guerriers de la Révolution vont aussi se doter d’un autre hymne, aujourd’hui relativement tombé en désuétude mais qui, pour toute une génération, a porté l’espoir de voir la Révolution survivre à ses assaillants et s’exporter ailleurs en Europe pour donner aux peuples soumis à des monarques absolus la même liberté qu’aux Français. Composé par Etienne Nicolas Méhul et écrit par Marie-Joseph Chénier, cet hymne porte le nom sans équivoque d’Hymne à la Liberté, mais il passera à la postérité sous un autre titre – le Chant du Départ.
En dépit de ce nom, que Robespierre préférait à l’original, et malgré ce qui semblerait de prime abord une évidence, ce n’est pas un chant que les Guerriers – et non les soldats, terme réservé aux membres des armées royales qui, contre une «solde», faisaient la seule volonté du souverain, cependant qu’un Guerrier est un citoyen, conscrit, et c’est une première dans l’histoire, pour aller défendre la République – reprennent en chœur en marchant sur les routes de France vers les batailles qui les attendent. Comme la Marseillaise à l’origine, Le Chant du Départ est un tableau musical, que l’on chante lors de rassemblements solennels qui regroupent toutes les composantes de la population, venues chanter unanimement leur soutien aux Guerriers, eux-mêmes représentés. Respectant cette règle, le Chant du Départ fait intervenir six catégories de population en dehors des Guerriers proprement dits.
Ce que l’on en connaît le mieux, notamment ceux qui se souviennent de l’éphémère et bien opportuniste télé-réalité Le Pensionnat de Chavagnes sur M6, où les «élèves» ramenés cinquante ans en arrière devaient l’apprendre par cœur, ce sont le premier couplet et le refrain:
La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière,
La Liberté guide nos pas.
Et du Nord au Midi,
La trompette guerrière
A sonné l’heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France,
Rois ivres de sang et d’orgueil!
Le Peuple souverain s’avance;
Tyrans descendez au cercueil.
La République nous appelle,
Sachons vaincre ou sachons périr,
Un Français doit vivre pour Elle,
Pour Elle un Français doit mourir!
Le refrain, où la République est déifiée du fait de la majuscule par laquelle commence le pronom «Elle» qui la désigne, est chanté par les Guerriers, ouvrant ainsi la marche à toutes les autres catégories de la société venues soutenir leurs combattants. Quant au premier couplet, il est interprété par nul autre qu’un député de l’Assemblée.
Puis c’est une femme qui vient chanter, chanter que les mères de famille ne pleureront pas pour leurs fils, car ceux-ci doivent gagner la bataille y compris si cela doit amener leurs mères à renoncer à l’être, au profit de celle à qui ils doivent la vie mais aussi, s’il le faut, la mort – la France:
[…]
Nous vous avons donné la vie,
Guerriers, elle n’est plus à vous;
Tous vos jours sont à la patrie:
Elle est votre mère avant nous.
Deux hommes âgés, dits «vieillards», répondent qu’ils désirent attendre que leurs fils aient vaincu les armées ennemies pour s’éteindre:
[…]
Rapportant sous la chaumière
Des blessures et des vertus,
Venez fermer notre paupière
Quand les tyrans ne seront plus.
Même les enfants sont amenés à chanter. Toute la Nation, toute, doit être derrière les Guerriers, même ceux qui ne devraient normalement pas entendre parler de la guerre mais qui, dans l’optique d’une guerre longue et pour assurer la survie de la Révolution, doivent dès leur plus jeune âge se préparer à la défendre un jour à leur tour. Ils ont pour cela deux exemples à leur disposition, celui de Joseph Barra, âgé de douze ans, tué par des royalistes vendéens pour avoir crié «Vive la République!», et celui de Joseph Agricol Viala, abattu d’une balle à treize ans par un soldat ennemi et dont les derniers mots furent «Je meurs, mais c’est pour la Liberté!». Et ils chantent, en hommage à l’un et l’autre:
De Barra, de Viala le sort nous fait envie,
Ils sont morts, mais ils ont vaincu.
Le lâche accablé d’ans n’a point connu la vie,
Qui meurt pour le peuple a vécu. […]
Après les fils des Guerriers, c’est le tour de leurs épouses, qui se réjouissent de les voir partir au combat et les espèrent de retour victorieux. Mais, dans le pire des cas, poursuivent-elles, elles sont aussi prêtes à devenir les glorieuses veuves des martyrs:
[…]
Si le temple de mémoire
S’ouvrait à vos mânes vainqueurs,
Nos voix chanterons votre gloire,
Nos flancs porteront vos vengeurs.
Les dernières à s’adresser aux Guerriers sont les jeunes filles, les adolescentes non mariées. Pour faire d’elles leurs épouses, déclarent-elles, les Guerriers devront s’être montrés braves sur le champ de bataille, tout comme les femmes déjà mariées demandent que leurs époux le soient:
[…]
Si, pour s’unir un jour à notre destinée,
Les citoyens forment des vœux,
Qu’ils reviennent dans nos murailles
Beaux de gloire et de liberté,
Et que leur sang, dans les batailles,
Ait coulé pour l’égalité.
Enfin, trois Guerriers s’avancent. En réponse à la Nation qui leur demande de vaincre ou de mourir, rien de moins, ils répondent par un serment solennel de victoire:
Sur le fer devant Dieu, nous jurons à nos pères,
À nos épouses, à nos sœurs,
À nos représentants, à nos fils, à nos mères,
D’anéantir les oppresseurs;
En tous lieux, dans la nuit profonde,
Plongeant l’infâme royauté,
Les Français donneront au monde
Et la paix et la liberté.
Puis c’est l’ultime refrain, qui clôt le tableau musical. Les Guerriers, ainsi bénis par la République, sont prêts à partir au combat, en revenir n’étant guère, on l’aura compris, ce qui les soucie le plus.
Dans ce dernier couplet, l’on ne peut qu’être doublement frappé. Tout d’abord, «devant Dieu», dans un régime révolutionnaire qui honnissait l’Eglise et avait proclamé le culte de l’Etre suprême, on se demande ce que ça fait là. C’est oublier que nous sommes en 1794, et que, l’année précédente, l’agitation royaliste liée à l’obligation faite aux prêtres de jurer allégeance à la République est passée par là. On doit unir la Nation, et si l’Eglise a été abattue en tant qu’ordre de l’Ancien Régime, on ne peut pas passer à côté des croyants sauf à risquer de leur faire regretter Louis XVI. Ensuite, incontournable, «A nos représentants», mis sur le même plan que les pères, les mères, les sœurs, les épouses, les fils, en un mot, tout ce qu’un homme partant au combat peut avoir de plus sacré. Quelqu’un de notre époque ne peut qu’avoir un certain mal à le comprendre. Or, c’est bien pour le Parlement que l’on va mourir, peut-être, ce Parlement qui représente le pouvoir du peuple et l’intégrité de la Nation face aux monarchies étrangères déterminées à l’abattre. En un mot comme en cent, et aussi inconcevable que cela puisse paraître de nos jours, lorsque le Chant du Départ servait selon son nom, les députés étaient les dieux de la Nation, des dieux vivants pour lesquels on se serait sacrifié tout comme pour ceux qui portent notre sang ou celles qui partagent notre lit.
Mourir pour son député … Aujourd’hui, s’il y avait encore des conscrits et que l’on tentait de leur enseigner cette notion, ça les rendrait «LOL grave», les d’jeuns! Après tout, les députés, c’est tous des pourris, qui se font élire et se foutent complètement de nous après, qui magouillent à droite comme à gauche! Alors, déjà, aller se faire ch… pendant dix mois dans une caserne, c’est pas marrant, mais en plus, apprendre qu’on fait ça pour les députés, faut quand même pas déconner! Il y a de la réforme bidon ou de l’objection de conscience dans l’air, là!
Et pourtant, et pourtant … C’est bien pour cette cause, qui peut paraître si absurde aujourd’hui, que les soldats de Valmy et autres célèbres batailles révolutionnaires ont combattu, la cause du gouvernement «du peuple, par le peuple et pour le peuple», comme le dit l’Article 2 de la Constitution actuelle. A l’époque, un roi, c’était forcément un tyran, les monarchies constitutionnelles d’aujourd’hui étant loin d’exister et même la Grande-Bretagne, pourtant pays précurseur en la matière, ayant pléthore de lois démocratiques sur le papier mais ne pouvant guère pavoiser s’agissant des bénéfices que le peuple en retire dans les faits.
Il en sera ainsi jusqu’à ce que l’on peut appeler la fin effective de la Révolution, du moins en ce qui concerne la notion contemporaine de Parlement. Le 9 novembre 1799, soit le 18 Brumaire An VIII, débute un coup d’Etat qui va mettre fin en quarante-huit heures à l’activité de la représentation nationale, laquelle consiste à l’époque en un Conseil des Cinq-Cents, descendant de l’Assemblée Nationale née dans la salle du jeu de paume à Versailles, et en un Conseil des Anciens, créé en 1795 et qui est l’ancêtre de notre Sénat. Au parlementarisme va succéder un régime autoritaire, le Consulat, dirigé par trois hommes parmi lesquels un seul comptera toutefois – le Premier Consul, à savoir, le Général Napoléon Bonaparte. En 1804, celui-ci se fera couronner Empereur des Français, le premier du genre, sous le nom de Napoléon Ier.
Pendant dix ans, à la tête de ses armées, Napoléon Ier, qui institue le Chant du Départ comme hymne impérial de préférence à la Marseillaise, prendra au pied de la lettre les deux derniers vers du dernier couplet, «Les Français donneront au monde / Et la paix et la liberté», et entreprendra d’exporter à l’étranger la Révolution à laquelle il avait lui-même mis fin en France, ce avec l’insuccès que l’on lui sait. Vaincu à Waterloo en 1815, Napoléon Ier abdique et mourra six ans plus tard en exil dans l’Ile de Sainte-Hélène, laissant une France exsangue retourner vers une royauté qui, à défaut de rétablir l’absolutisme, n’a que faire d’un Parlement. Il en sera ainsi pendant trente-trois ans, pendant lesquels se succéderont les rois Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe Ier, seul le premier n’ayant pas été renversé par un soulèvement populaire.
En 1848, année de la proclamation de la Deuxième République et de l’élection d’une «Assemblée nationale constituante», bien sûr en référence directe à celle de 1789, la France élit son premier Président de la République en la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, qui va hélas suivre on ne peut plus fidèlement les traces de son oncle. D’abord en fomentant en 1851 un coup d’Etat qui lui conférera les pleins pouvoirs, puis en se faisant couronner en 1852 Empereur des Français sous le nom de Napoléon III, et enfin, en voyant son Empire s’effondrer après la défaite militaire de Sedan en 1870. Dans la foulée, une France minée par une guerre perdue contre l’Empire d’Allemagne naissant revient enfin à la République, Troisième du nom, et parlementaire comme la tradition l’exige, république avec laquelle la France finira le dix-neuvième siècle.
Et tout au long du vingtième siècle, le premier de l’histoire où la France ne connaîtra aucune forme de monarchie, le Parlement va s’inscrire au cœur de la vie politique, que ce soit ou non de manière flatteuse. Le 6 février 1934, les ligues d’extrême droite déterminées à renverser «la gueuse», du surnom péjoratif que les royalistes adeptes de Charles Maurras donnent à la République, auraient pris, sans l’intervention des forces de l’ordre, cette Chambre des Députés qui symbolisait pour eux la faiblesse de la démocratie, le pouvoir des conspirateurs juifs et maçonniques, ainsi que, voire surtout, la libre parole donnée aux félons communistes. Six ans et demi plus tard, avec la défaite face aux armées hitlériennes et l’avènement de Vichy, ils seront satisfaits. Mais à la veille de son entrée en France pour guider ses troupes vers Paris et la Libération du territoire national, le Général de Gaulle aura lui aussi édicté, depuis Alger, le rôle qu’il entend donner à un Parlement républicain restauré. Le 21 avril, une ordonnance du Gouvernement Provisoire accorde le droit de vote aux femmes. Après le fascisme, l’égalité première qui manquait en termes électoraux, celle des sexes, venait du Parlement, celui d’une Quatrième République à venir qui ressemblerait toutefois, hélas, par trop à la Troisième.
Même instabilité gouvernementale, certains cabinets ne durant pas plus de quarante-huit heures. Une situation de guerre froide dans laquelle une France ralliée aux Etats-Unis, mais où le Parti communiste rêvant à l’URSS était l’opposition quasi officielle, se voyait fragilisée face aux deux grands. Et surtout, une extrême droite qui avait fini par refaire surface après l’épuration, se reconstituant en des mouvements divers et variés mais qui avaient trouvé une sainte cause commune en la guerre d’Algérie, menace à l’intégrité territoriale de la France s’il en était, et qui appelait du fait un véritable gouvernement fort qui materait ces foutus bicots et leurs copains les cocos. Et le 13 mai 1958, Alger connaît «son» 6 février 1934, avec une manifestation dont découle la création d’un «Comité de salut public» présidé par le Général Jacques Massu.
Dans le même temps, une partie de l’armée déclenche, depuis l’Algérie là encore, une «Opération Résurrection», dont le but n’est autre que de prendre Paris par la force et installer au pouvoir nul autre que le Général de Gaulle, renvoyé dans ses foyers par les Français en 1946 et en lequel les Pieds-Noirs voient l’homme providentiel qui leur garantira une éternelle Algérie française. Le 29, René Coty, Président de la République, charge le Général de Gaulle de former un gouvernement, lequel présidera à l’adoption d’une nouvelle Constitution. Adoptée le 28 septembre 1958, celle-ci rompt avec la tradition purement parlementaire de la France en instaurant un exécutif fort, tout en accordant dans le même temps au Parlement plus encore de pouvoirs qu’il n’en réclamait. Dès lors, le système est fixé, et le Parlement contribuera en tout et pour tout à «faire» ou «défaire» les gouvernements.
Mais il va aussi sceller, dans un premier temps, le sort des Algériens. «La France de Dunkerque à Tamarasset», proclamait le Général de Gaulle pour qui, au départ, l’égalité totale de droits entre Pieds-Noirs et «Musulmans», terme fallacieux désignant les indigènes arabes et kabyles de l’Algérie, était la seule solution. Le seul hic, en dehors d’une guerre qui avait fait de la France un paria au niveau mondial, c’était que, comme le Général l’avait compris au bout du compte, si l’Algérie restait française, la moitié des sièges de l’Assemblée Nationale lui reviendraient, au vu de son importante population. Cela voulait dire, immanquablement, l’élection comme députés de membres de ces mouvements d’extrême droite qui détestaient le chef de l’Etat, ces mêmes mouvements qui inspirèrent plus tard l’attentat du Petit-Clamart contre le Général de Gaulle en août 1962. Alors, en mars de ladite année, les Accords d’Evian consacrent finalement l’indépendance de l’Algérie, et le Parlement français restera finalement tel qu’il est. Il «fera» ou «défera» les gouvernements, mais cette extrême droite qui le hait tant, de même qu’elle hait le Général de Gaulle pour sa trahison en Algérie, n’en a pas fini avec lui.
En 1967 et 1968, contesté par l’opinion publique, le Général de Gaulle est confirmé par deux fois aux urnes après la victoire de ses partisans aux législatives, seul le référendum de 1969 le poussant au départ. En 1986, François Mitterrand, adversaire juré du Général et pourfendeur du système de pouvoir personnel qu’avait selon lui instauré celui-ci, mais qui s’y installe en 1981 et ne le modifie que très peu car il semble s’y trouver bien tout compte fait, instaure la proportionnelle pour des législatives qu’il sait perdues d’avance pour son camp; si une majorité de droite RPR-UDF s’installe en effet, le Parti Socialiste conserve le plus grand groupe de l’Assemblée, laquelle voit apparaître aussi, pour la première fois depuis 1958, un groupe d’extrême droite, celui du Front national, mené par Jean-Marie Le Pen qui remporte deux ans plus tard 14.5% des voix à l’élection présidentielle après deux ans de «cohabitation» entre François Mitterrand et Jacques Chirac. En 1993, les législatives de mars aboutissent à une assemblée quasi monolithique, où l’alliance RPR-UDF dispose de plus des quatre-cinquièmes des sièges et ouvre la voie à une nouvelle et âpre cohabitation, cette fois entre un François Mitterrand rongé par le cancer et un Edouard Balladur arrogant qui, bien que le niant publiquement, ne s’intéresse qu’à la présidentielle de 1995. Il y sera bien candidat, mais éliminé dès le premier tour.
En 1997, Jacques Chirac, élu deux ans plus tôt lors de sa troisième tentative mais qui a réussi à se mettre à dos la France entière en ne tenant pas ses promesses, tente un coup de poker – sur le conseil de son Secrétaire Général de l’Elysée, Dominique de Villepin – en dissolvant une Assemblée qui lui est pourtant acquise. Il échoue, la gauche emmenée par Lionel Jospin revenant au pouvoir, et ce sont cinq ans de cohabitation qui, pour la troisième fois, vont voir progresser une extrême droite devenue pour beaucoup de Français le seul moyen de contester le système, jusqu’à se mettre en 2002 en position de reconquérir le pouvoir, cette fois par les urnes, pour la première fois depuis 1944. Défaite cuisante pour Jean-Marie Le Pen au bout du compte, et, avec l’entrée en vigueur du quinquennat, les législatives coïncident désormais avec les présidentielles, rendant impossible toute cohabitation, et le Parlement joue le rôle le plus classique qui lui ait jamais été dévolu dans l’histoire. Non sans que la «dichotomie française» entre parlementarisme et extrême droite ne soit apparue dans toute son ampleur pendant les trois septennats marqués par la cohabitation. Au temps pour un système hybride au demeurant adopté par la Russie après la fin de l’URSS en 1992, mais qui n’a jusqu’ici pas permis au pays de rompre avec sa tradition autoritaire héritée des Tsars, Moscou semblant même prendre à présent le chemin du retour à celle-ci.
C’est loin, 1789. Pas moins de deux cent vingt ans ont passé depuis, ce qui est plus que suffisant pour noyer une révolution dans l’oubli. Aujourd’hui, les députés ne sont plus depuis longtemps les dieux de la nation. Dans cette Cinquième République, deux Présidents se sont distingués plus que les autres et font l’objet d’un culte longtemps après leur mort – le Général de Gaulle et François Mitterrand, irréductibles adversaires unis dans la postérité. Dans les années Mitterrand, des scandales à répétition impliquant des parlementaires ont flétri l’aura déjà bien évaporée de la représentation nationale, auparavant mise à mal par un gaullisme nostalgique du père fondateur et exaltant le règne bienveillant de l’homme providentiel par opposition au tumulte agaçant d’un Parlement dont les membres ne représentent, pour citer le Général lui-même, que «le régime déplorable des partis». En fait de dieux, les parlementaires n’ont pas manqué de devenir des «anges déchus» à la Milton, si ce n’est des tenanciers de l’enfer, sinon sur terre, du moins en France.
De nos jours, sous le sixième Président de la Cinquième République, le Parlement n’est pas vraiment mis à l’honneur non plus, dans le contexte d’une présidence placée sous le seul signe de son titulaire. Il ne faut rien exagérer, on n’est pas dans l’application de l’Article 16 de la Constitution qui confie les pleins pouvoir au Président de la République, et selon lequel, si «le Parlement se réunit de plein droit», il n’a plus de rôle que consultatif – situation que Jean-Marie Le Pen appelait de ses vœux dans les années 1980 sous le vocable de «dictature à la romaine». Dans la France d’aujourd’hui, l’ordre constitutionnel est respecté, tout fonctionne normalement. Mais l’esprit de la démocratie tel qu’hérité de la Révolution est-il toujours présent?
Il ne l’est que quand le Parlement, outre les pouvoirs qui doivent être les siens au sein de la République, reçoit des citoyens quelque chose qu’aucun texte de loi ne peut lui procurer – le respect. Depuis la fin de la monarchie absolue, depuis la fin du «L’Etat, c’est moi», l’Etat, c’est nous tous, c’est le citoyen pris isolément ainsi qu’en synergie avec les autres. Le Parlement est ce que nous le faisons, quand nous votons pour élire celles et ceux qui y siégeront, alors, si quelque chose fonctionne mal, accabler les parlementaires, c’est nous accabler nous-mêmes. Nous n’avons plus de nos jours à jurer «à nos représentants» de mourir pour eux comme pour nos familles si besoin est. Mais si l’on pouvait déjà, sans aller jusqu’à les déifier, leur témoigner notre respect pour l’institution qu’ils composent, leur dire que, si nous sommes exigeants avec eux, c’est parce que notre démocratie est entre leurs mains, et non pas parce que nous les soupçonnons de n’avoir pour but dès le départ que d’en abuser, l’atmosphère démocratique en France serait sans doute bien plus respirable. Que l’on rappelle à l’ordre ceux qui négligent leur devoir, cela ne leur fera pas de mal – mais que l’on se souvienne dans le même temps que, sans députés ou avec un Parlement sans pouvoir, la France ne peut connaître que le règne d’un seul homme, et dans ce domaine, elle a déjà bien assez donné comme ça.
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